Le maternage en pouponnière

Le maternage et son évolution contemporaine dans les pouponnières et foyers de l’enfance

Par Margot Violon et Jaqueline Wendland

Pour citer cet article :

Violon M., Wendland J., (2014). « Les relations professionnels/enfants dans les pouponnières et foyers de l’enfance : la notion de référence. », La psychiatrie de l’enfant, 57,2, 581-616.

Au fil de l’histoire, au terme « d’orphelinats », considérés dans les représentations populaires comme des lieux sans vie, sont venues se substituer des notions plus neutres de « pouponnières » et « foyers de l’enfance » pour décrire les établissements accueillant, jusqu’à leur majorité, les enfants ne pouvant pas ou plus résider auprès de leur famille. Ce changement de terminologie témoigne de la naissance d’une réelle réflexion autour de l’accueil des jeunes enfants en institution. Comme le précisent Hana Rottman et Pascal Richard (2009) ainsi que Bernard Golse (2010), la simple séparation entre l’enfant et ses parents ne peut pas et ne doit pas être considérée comme thérapeutique. Retirer un enfant de sa famille reste « un acte grave et douloureux » (Ministère de l’Emploi et de la Solidarité, 1997, p. 13). Si la meilleure institution possible ne pourra jamais remplacer une famille (Houzel, Dayan et la Direction de l’Action Sociale, 1999), il a été néanmoins montré que les enfants pouvaient se développer de manière satisfaisante en étant placés. Maintenir une réflexion constante autour de la prise en charge de ces enfants en institution et de leurs besoins semble donc nécessaire afin d’ajuster la pratique des professionnels, soutenir la visée préventive de leur intervention et faire en sorte que cette séparation soit une « étape constructive » dans la vie de l’enfant (Ministère de l’Emploi et de la Solidarité, 1997, p. 13).

Dans cet article, nous discuterons brièvement l’évolution de la prise en charge des enfants placés. Puis, nous décrirons les apports d’une célèbre pouponnière hongroise, communément appelée Loczy, qui a su mettre en place une forme de « maternage insolite » permettant à l’enfant de « grandir malgré tout » dans ce type d’établissement (Goossens, 1996). Nous verrons ensuite comment ces idées ont permis, en France, d’amorcer une réflexion importante sur l’état des pouponnières et une certaine réorganisation des foyers d’accueil. Un changement en particulier nous intéressera ici : la mise en place d’un nombre restreint de professionnels intervenant dans les soins de l’enfant et notamment la désignation d’un « référent » de l’enfant. Il s’agit d’une notion largement évoquée dans les lieux d’accueil de l’enfant mais, en définitif, encore faiblement théorisée et très rarement étudiée sur le terrain (Andreoli et Cocever, 1996).

Dans un deuxième temps, nous présenterons une brève étude qualitative réalisée dans deux foyers de l’enfance auprès de sept professionnelles exerçant en tant qu’auxiliaires de référence. Il s’agissait d’approcher la complexité de la relation entre l’enfant et son auxiliaire de référence, ainsi que les enjeux de la mise en place d’une telle pratique dans les foyers de l’enfance.

Accueillir l’enfant en institution

Liens affectifs, séparations précoces et accueil de l’enfant en institution

La théorie de l’attachement (Bowlby, 1969 ; 1973 ; 1980) constitue un référentiel incontournable pour étudier les relations professionnelles/enfants dans les institutions d’accueil. Les travaux de John Bowlby ont permis de comprendre qu’un enfant séparé de son parent peut être soumis à un processus de deuil au même titre que l’adulte. Antérieurement, il n’était pas rare de penser que les enfants de moins de cinq ans, au vu de leur immaturité cognitive et affective, ne ressentaient pas la douleur du deuil (Guédeney, Guédeney et Cyrulnik, 2010). Partant de ce constat, Bowlby émet un postulat célèbre qui fut l’un des points centraux de sa théorie : l’attachement de l’enfant à un adulte donneur de soins (caregiver) est un besoin primaire dont les buts seraient de maintenir la proximité d’un adulte et de garantir la protection. Il considère les comportements d’attachement envers le caregiver ou figure d’attachement comme instinctifs, c’est-à-dire ayant du point de vue évolutionniste une utilité évidente pour la survie. La question s’est alors posée d’elle-même : comment un enfant peut-il continuer à se développer lorsque sa figure d’attachement vient à manquer ? Comment peut-il dépasser le processus de deuil pour reprendre son développement ? Bowlby fut un des premiers à s’interroger sur les solutions à mettre en place pour permettre à ces enfants, séparés pour la plupart de leur mère, de continuer à se développer malgré cette absence. Il suggère alors que la détresse ressentie pourrait être atténuée par la présence d’une autre personne assurant les soins maternels (Bowlby, 1973). Cette idée a pu être par la suite mise en place via la présence de référents dans les établissements d’accueil des jeunes enfants.

Quant à lui, René Spitz (Spitz et Wolf, 1947) a concrètement cherché à comprendre comment un ensemble de professionnels, autrement dit une institution (de type orphelinat), pouvait jouer un rôle de « substitut » lorsque la figure maternelle est éloignée de l’enfant. Il a pointé le rôle néfaste que pouvaient avoir ces établissements lorsqu’aucune réflexion n’était menée autour de l’accueil de l’enfant. Ainsi, la notion « d’hospitalisme » a montré que le contexte familial n’était pas le seul environnement susceptible d’entraîner des troubles psychopathologiques chez le jeune enfant, mais que des carences « institutionnelles » pouvaient gravement affecter le développement affectif, social, cognitif et comportemental de l’enfant. Ces conclusions rejoignent celles de Bowlby selon lequel l’absence de « mère substitutive » assurant les soins maternels lors de l’absence de la figure d’attachement principale pourrait entraîner des conséquences délétères sur le fonctionnement et le développement de l’enfant (Dugravier, 2006).

Dans le contexte du placement, le professionnel adulte devient un donneur de soins, un caregiver, et donc potentiellement une figure d’attachement pour l’enfant. Le « caregiving » est, selon Bowlby (1988), le versant parental de l’attachement, c’est-à-dire la façon dont l’adulte donne des soins en réponse au besoin d’attachement de l’enfant. Ainsi, une véritable réflexion s’est amorcée, dès les années 1960, sur la manière la plus pertinente d’organiser ces institutions pour que les enfants accueillis grandissent « suffisamment bien » dans un environnement « suffisamment bon » (Pieuchot, 2007, p. 135). Toutefois, dès les années 1940, des interrogations semblables avaient permis de modifier les pratiques institutionnelles d’une pouponnière hongroise devenue célèbre au long du vingtième siècle.

L’Institut Emmi Pikler ou « Loczy »

 « Loczy » est l’appellation couramment utilisée pour désigner une pouponnière hongroise fondée en 1946 près de Budapest par une pédiatre, Emmi Pikler. Les idées de cette pouponnière, récemment fermée, ont permis d’enrichir de manière non négligeable le questionnement autour de la professionnalisation des soins apportés aux enfants placés, notamment en France. Leur préoccupation première a été de comprendre comment organiser une institution pour la rendre capable de restaurer le potentiel évolutif de l’enfant malgré les traumatismes et deuils qu’il a déjà connus. Pour ce faire, une véritable analyse « expérimentale » des pratiques institutionnelles a été mise en place, au-delà d’une simple approche clinique. En partant de l’observation minutieuse de la relation nurse/enfant, ces professionnels ont pu créer un modèle concret, cohérent et adapté de prise en charge des enfants carencés comportant : alternance d’intense sécurisation pendant les soins par l’adoption de gestes précis, d’une mise en mots importante des comportements et émotions de l’enfant ainsi que des étapes du soin réalisé et de moments de jeux libre « sous l’œil attentif » de la nurse ; autonomie laissée à l’enfant dans son développement moteur ; volonté de ne pas laisser se déployer des émotions trop intenses dans la relation à l’enfant ; nécessité d’inscrire l’enfant dans une histoire, etc.

Ces idées, novatrices pour l’époque, envisageaient que le soin dispensé par les pouponnières pouvait permettre aux enfants de continuer à se développer correctement malgré leur histoire (séparations précoces, abandons…) et l’absence de leurs parents au quotidien (Szanto-Feder, 2002). Une pleine prise de conscience des facultés de résilience de chaque enfant (Lemay, 1998) allait donc de pair avec un refus de l’enfermer dans une prédiction aliénante.

Le postulat de départ, resté le pivot de toute la réflexion ultérieure des professionnelles de Loczy, est que la relation mère/enfant ne peut en aucun cas être reproduite car elle est unique et se joue sur des modalités relationnelles bien différentes de celle de la relation nurse/enfant (Szanto-Feder, 2002). Selon Judith Falk (1979), ces deux relations n’ont ni la même histoire, ni les mêmes motivations – la relation de la nurse à l’enfant n’est pas une fin en soi, à la différence du lien avec la mère, elle a une visée thérapeutique (restauration de la sécurité, du bien-être) – ni le même avenir. Tenter de la reproduire ne pourrait donc être que néfaste (Falk, 1992).

À l’inverse du comportement maternel, prioritairement dicté par les ressentis de la mère, les nurses doivent être capables de prendre de la distance face à « la pente naturelle de leurs émotions » (Martino, 2001) pour faire preuve de contrôle, de mesure dans le ressenti et l’expression d’affects, de sentiments. Ceci est mis en place pour que l’enfant arrive à concevoir la fin de cette relation comme une distanciation et non comme une rupture, une énième séparation qui pourrait l’amener à se détacher du monde social. De plus, selon Falk (1979), une relation basée sur des sentiments riches, intenses, ferait naître chez l’enfant des exigences qui ne peuvent pas être satisfaites dans le cadre d’une collectivité. Il s’agit d’instaurer une relation « consciemment contrôlée » (Dugravier, 2006, p. 136). À Loczy, la nurse était invitée à observer très minutieusement le comportement de l’enfant. Cet intérêt porté à l’enfant lui permettait de « conscientiser ses rapports avec l’enfant, de prendre un certain recul vis-à-vis de ses attitudes envers lui et [l’empêchant] de tomber dans des excès » (Vincze, 1991, p. 7). Ces observations étaient ensuite reprises et analysées lors de synthèses régulières.

La notion de référence

Un type particulier de relation instauré dans cet institut nous paraît important à examiner ici : celle entre l’enfant et son « auxiliaire privilégiée ». Comme nous l’avons remarqué plus haut, une idée commune a émergé dans quelques pays européens durant la moitié du vingtième siècle : la détresse de l’enfant séparé de ses parents peut être atténuée par la présence d’une personne spécifique qui entretient avec lui une relation plus individualisée. Ainsi, à Loczy, en plus d’un intérêt soutenu porté par chaque nurse à l’enfant, une personne en particulier était nommée « auxiliaire privilégiée » ou « nurse de référence ». Selon Maria Vincze (1991), il s’agit de : La personne qui, au sein d’un groupe d’enfants, porte la responsabilité à titre particulier du bien-être et du bon développement de deux enfants, en leur procurant un intérêt particulier, une relation privilégiée et une sécurité affective. (p. 7)

La référente de l’enfant n’était pas forcément celle qui passait le plus de temps avec l’enfant ou qui réalisait tous ses soins. Toutefois, de façon assez subtile, elle pouvait aller légèrement plus loin dans la relation, un peu plus au devant de ce que l’enfant pouvait manifester, entrant un peu plus dans l’intimité de celui-ci. Par exemple, durant les soins où la verbalisation était très encouragée, la « nurse de référence » décrivait ce qu’elle s’apprêtait à faire, mettait des mots sur les comportements de l’enfant, sur ses émotions, de façon plus poussée, plus en lien avec l’histoire personnelle et la personnalité de l’enfant. Il s’agissait de garantir à l’enfant un moment d’intense sécurisation où seule son individualité compte, tout en mettant en place une véritable fonction de contenance, de « holding winnicottien ». De plus, « l’auxiliaire privilégiée » est celle qui crée le plus de continuité en s’occupant de tout ce qui concerne plus personnellement l’enfant (album photo de l’enfant, achat des vêtements, sorties, etc.).

Un lien d’attachement se met inévitablement en place entre l’enfant et sa nurse de référence. Grâce aux récits des anciens de Loczy, on peut comprendre que, pour l’enfant, cette nurse se rapprochait de la figure maternelle ou d’attachement sans pour autant s’y substituer (Martino, 2001). Du côté de la nurse, Vincze (1991) écrit : Nous ne demandons jamais à l’auxiliaire d’aimer l’enfant et nous ne demandons jamais de compter sur cela. Mais, si son travail conscient n’est pas accompagné d’amour à l’égard de l’enfant, ses efforts ne valent rien. (p.18) Mais, selon Anna Tardos (1997), ancienne directrice de Loczy et fille d’Emmi Pikler, « s’il y a l’amour, c’est un autre amour que l’amour maternel » (p. 65). Pour mieux comprendre ce dont il s’agit, on pourrait dire que « la mère soigne son enfant parce qu’elle l’aime ; la nurse aime l’enfant parce qu’elle le soigne » (Szanto-Feder, 2002, p. 162).

À Loczy, les professionnelles ressentaient bien des émotions, comme partout ailleurs, mais ce qui différait était la volonté de ne pas les faire transparaître dans leur relation à l’enfant, le souhait de s’en dégager, de les minimiser en les conscientisant autant que possible. Bernard Martino (2001) résume ainsi le sens de cette approche :

Il faut admettre que l’enfant qui vient de perdre sa mère, ou d’en être brutalement séparé, puisse avoir besoin d’un lieu calme, d’adultes qui ne lui veulent rien, qui ne l’encombrent pas avec leurs émotions, qui ne lui imposent pas les manifestations de leur personnalité, qui s’invitent très discrètement dans sa vie, qui lui donnent le droit et le temps d’être triste. (p. 312)

L’impact de ces idées dans la pensée et la pratique françaises

Dès les années 1950/1960, on constate un nombre grandissant d’écrits traitant de la carence de soins et de la séparation en France, notamment grâce aux travaux de « quatre pionnières » dont trois nous intéressent particulièrement ici (Dugravier et Guédeney, 2006). Dans les années 1945-1950, de nombreux questionnements sur le bien-être des enfants séjournant à la fondation Parents de Rosan (foyer de l’Assistance Publique annexé à l’hôpital Ambroise Paré à Paris) sont apparus chez Jenny Aubry-Roudinesco, pédiatre de formation, et Geneviève Appell, psychologue. Cette dernière décrit en 1948 son arrivée à la fondation comme « le choc de son existence » (Dugravier, 2006, p. 128). Lorsque Myriam David, pédiatre de formation, les rejoint, quelques années plus tard, elle compare le regard de ces enfants à celui des déportés dans les camps de concentration durant la Seconde Guerre Mondiale (Dugravier, 2006). Ces professionnelles, sensibilisées aux réflexions suscitées par les travaux dérivés de la théorie de l’attachement (Bowlby, Spitz) encore peu connus en France, ont alors pris pleinement conscience de la nécessité de réorganiser l’accueil des enfants placés afin de lutter contre les phénomènes de « carence ou maltraitance institutionnelle » et « d’hospitalisme ». En effet, selon Myriam David (2005), la séparation de l’enfant et sa famille n’est pas forcément traumatique en soi mais « c’est l’absence de moyens mis à la disposition de l’enfant et/ou de son éventuelle incapacité à les utiliser qui sont traumatiques » (p. 103). Dès 1950, ces pionnières réalisent une étude avec Bowlby sur « les effets de la séparation et la stabulation hospitalière chez les jeunes enfants » (Aubry, 1955). Myriam David et Geneviève Appell ont ensuite continué à améliorer l’accueil des enfants à la pouponnière Amyot, dans laquelle le nombre de personnes s’occupant d’un enfant pouvait atteindre 25. Elles notent que la pratique quasi systématique de soins dépersonnalisés a été difficile à modifier. Selon elles, cette technique permettait une mise à distance certaine des émotions (Dugravier et Guédeney, 2006). On comprend alors que la découverte (en 1968 et 1971) de la pratique de l’institut d’Emmi Pikler à Budapest a pu les séduire.

Dans les années 1970, la réflexion en France autour du placement de l’enfant en institution s’est ensuite poursuivie grâce à la publication du livre Loczy ou le maternage insolite (David et Appell, 1973). Sous l’impulsion de ce mouvement et suite à la sollicitation du Ministère des Affaires Sociales et de la Santé se met en place en 1978 ce qui sera nommé « l’Opération Pouponnière ». Cette campagne de sensibilisation, de formation et de soutien a permis, dans tous les départements français, la rencontre de professionnels de terrain, théoriciens, formateurs de différents établissements, de différentes orientations autour d’un objectif commun : « Améliorer les conditions de vie des enfants en pouponnière » (Ministère de l’Emploi et de la Solidarité, 1997, p. 14). Cette réflexion amorcée dans les années 1970 n’a cessé de se poursuivre tout au long du XXème siècle ainsi qu’en ce début de XXIème siècle. L’idée directrice de ce mouvement était de faire en sorte que le passage de l’enfant en pouponnière suive une « démarche thérapeutique » (Ibid. p. 23). Dans ce même contexte, d’autres recherches dirigées par Didier Houzel (Houzel, Dayan et la Direction de l’Action Sociale, 1999) autour de la parentalité ont permis de prendre conscience que, les discontinuités externes étant impossibles à éviter dans la vie d’une personne, l’important pour le développement de l’enfant est de pouvoir lui fournir la capacité de transformer celles-ci en une continuité interne.

Dans la pratique, plusieurs idées sont alors apparues pour permettre à l’enfant placé d’être accueilli dans un cadre plus sécurisant, dont la mise en place d’une relation privilégiée avec un professionnel en particulier, son référent. Cette pratique était censée éviter les changements répétés de nurses qui s’occupaient successivement de l’enfant, entraînant des contacts dépersonnalisés, « à la chaîne » (Onkelinx, 1996). Pour David (2008), l’objectif unique de la relation référente/bébé était de donner des soins et de l’attention à l’enfant pendant l’absence de sa mère afin de lui permettre de se sentir en sécurité et de continuer son développement au mieux de ses possibilités. Cette vision s’accorde avec un rapport ministériel qui souligne que :

La présence d’adultes stables, sécurisants, capables de projeter sur le petit être humain des désirs cohérents et respectueux de son identité naissante permet d’inscrire l’enfant dans un lieu où les personnes, les objets, l’espace, les séquences temporelles ont une fonction structurante.

(Ministère de l’Emploi et de la Solidarité, 1997, p. 108)

Ainsi, Nicole et Antoine Guédeney (2011, p. XII) soulignent récemment que : Le placement est la forme la plus efficace d’aide pour rétablir la possibilité pour l’enfant de construire de nouveaux liens […] ; cela se produira à condition que l’enfant ne vive pas dans l’incertitude du lendemain, et que les accueillants soient autorisés à répondre aux besoins urgents d’attachement de l’enfant placé.

Enfin, dans les années 1990, une réelle réflexion autour de la prise en compte de l’intérêt de l’enfant est née, avec la volonté de réaffirmer le droit des enfants, trop souvent sous-estimé face au droit des parents à élever leurs enfants et au maintien du « lien à tout prix » (Berger, 1992 ; 2003). L’émergence de la notion de « bientraitance » de l’enfant reflète également cette nouvelle perspective : « Ensemble des décisions, des choix, des comportements éducatifs et de soins émanant des acteurs, destinés à répondre aux besoins de l’enfant » (Chapon-Crouzet, 2006, p. 126).

Les recherches empiriques dans le domaine

Seules de rares recherches se sont intéressées à décrire et évaluer la qualité des liens entre les professionnels et les enfants placés, en particulier du point de vue de l’adulte donneur de soins. Par ailleurs, la majorité des études se centrant sur la spécificité de ces relations concernent les situations de placement familial et d’adoption (Crittenden, 1985 ; Egeland et Sroufe, 1981 ; Dozier et al., 2001).

Certaines études dans le domaine du placement familial sont intéressantes ici dans la mesure où elles discutent les notions de « suppléance » parentale et d’affiliation de l’enfant placé. L’affiliation est « le fait de se reconnaître comme appartenant à une famille » (Wendland et Gaugue-Finot, 2008). Il est important pour la construction identitaire de l’enfant qu’il se sente affilié à une famille. Jaqueline Wendland et Justine Gaugue-Finot (2008) ont pu montrer que, lorsque le placement familial de l’enfant était réalisé avant ses trois ans, celui-ci aurait tendance à s’affilier davantage à sa famille d’accueil qu’à sa famille biologique et inversement. Les auteurs ont pu cependant préciser que la création par l’enfant d’un lien d’affiliation avec la famille d’accueil ne supprime en rien le sentiment d’affiliation qu’il peut ressentir envers ses parents biologiques. Ces observations soulignent la nécessité de travailler en coopération avec les parents et non en concurrence et invitent à réfléchir sur la question de l’affiliation chez l’enfant placé en institution, notamment lorsque le placement est prolongé.

Paul Durning (1985) propose de remplacer la notion de « substitution » du parent biologique par celle de « suppléance » dans le cadre du placement familial. La suppléance concerne « l’action auprès d’un mineur visant à assurer les tâches d’éducation et d’élevage habituellement effectuées par la famille » (Chapon-Crouzet, 2005, p. 18). Plusieurs types de suppléance ont été décrits, mais nous nous intéressons ici principalement à la suppléance « partagée » (partage de la parentalité entre la famille biologique et la famille d’accueil ou l’institution) et « investie » (suppléance des parents biologiques sur un moment donné afin de les aider dans leur parentalité). L’accent est mis sur la complémentarité des deux types de « familles », biologiques et suppléantes, dans l’intérêt de l’enfant, dépassant la rivalité et le fantasme d’endosser le rôle « de super-parents réparateurs » (Rottman et Richard, 2009).

D’autres études (Howes et Hamilton, 1992 ; Bacro, Mace et Florin, 2008 ; Van Ijzendoorn et Tavecchio, 1987) se sont concentrées sur les liens professionnels/enfants en situation de garde partielle, lorsque l’enfant vit toujours avec ses parents (crèches, haltes-garderies, nourrices, écoles). Globalement, ces dernières études ont permis, entre autres, de montrer que l’attachement de l’enfant est d’autant plus sécure que l’adulte s’occupe d’un nombre restreint d’enfants, c’est-à-dire que le système de référence est présent (Guédeney, Guédeney et Cyrulnik, 2010). Toutefois, à notre connaissance, aucune étude n’a, à ce jour, exploré de manière approfondie ce qui se joue réellement dans ce système de référence. Les études existantes sur le sujet, pour la plupart, se sont focalisées sur le versant de l’enfant et considèrent uniquement le lien d’attachement tissé envers l’adulte. Nous faisons donc le choix de nous positionner, à l’inverse, du côté de l’adulte « placé » dans une position de professionnel ayant la charge d’être le « référent » d’un enfant éloigné de son milieu familial.

Étude qualitative

L’objectif de la recherche est de comprendre comment la notion de référence est appréhendée et vécue par le professionnel qui a la charge d’un enfant placé en collectivité, ayant pour tâche d’étayer son développement sur une relation privilégiée mais à durée déterminée. Cette étude vise ainsi à enrichir la réflexion autour des relations professionnel/enfant placé et des pratiques de prise en charge dans le domaine de la protection de l’enfance en France.

Il s’agit d’une étude qualitative et exploratoire. Nous avons souhaité réaliser des entretiens auprès de professionnels travaillant en pouponnière, c’est-à-dire auprès d’enfants de 0 à 3 ans, puisqu’en France les principes de référence selon Loczy ont surtout été appliqués dans ce type d’établissement.

Outils de recherche

Pour mettre en place notre projet, des entretiens semi-directifs ont été menés avec sept professionnels de pouponnières utilisant le principe de référence. Afin de pouvoir mettre en place une méthodologie pertinente et réalisable, des entretiens informels ont été conduits au préalable avec des psychologues cliniciennes de ces institutions. Avec leur collaboration, une grille d’entretien a été élaborée afin d’avoir une ligne directrice durant l’entretien et de faciliter l’analyse qualitative. Tout d’abord, une consigne très ouverte a été proposée à tous les participants : « Vous travaillez dans cette pouponnière dans laquelle chaque professionnel est référent d’un ou plusieurs enfants. J’aimerais que vous me parliez de votre rôle de référent(e), de ce que cela représente pour vous. » Des questions avaient été élaborées afin d’amener le professionnel à apporter des réponses autour de plusieurs thèmes : définition de la référence, pratique sans la référence, avantages/inconvénients de la référence pour l’enfant et pour la pratique professionnelle, attachement de l’enfant à l’égard de « sa référente », formation à la méthode de soins d’inspiration loczienne et sa mise en pratique, connaissances des apports de Loczy.

Pour faciliter le traitement des résultats (retranscription des entretiens), il a aussi été proposé aux professionnels d’enregistrer l’entretien en leur offrant l’entière liberté de le refuser. Les analyses du contenu des entretiens ont ensuite été réalisées thèmes par thèmes (Bardin, 2007). Pour chaque thème, les sept entretiens ont été mis en parallèle afin de mettre en avant les différences/ressemblances dans le discours. Ces données ont fait l’objet d’une fine description avant d’être discutées au regard des apports théoriques précédemment présentés.

Lieux de recueil de données

Nous avons rencontré des difficultés à trouver des institutions acceptant notre recherche, c’est pourquoi nous n’avons pas émis de critères de sélection des participants. Notre demande était présentée par la psychologue de l’institution à tous les professionnels susceptibles d’être intéressés.

Nous avons pu rencontrer sept auxiliaires de puériculture sur deux pouponnières (trois dans le foyer A et quatre dans le B) qui étaient toutes des femmes (d’où l’emploi fréquent du féminin dans le reste de cet écrit). Les auxiliaires rencontrées travaillaient dans leur foyer actuel depuis un nombre d’années variant entre quatre mois et seize ans avec une moyenne de six années. Elles avaient un nombre varié d’années d’expérience (depuis l’obtention du diplôme) allant de neuf mois à trente ans, la moyenne étant approximativement de douze ans.

Les pouponnières que nous avons contactées sont des pouponnières à caractère social. Les enfants y sont accueillis jour et nuit. Il nous paraît important de décrire brièvement les deux structures avec lesquelles nous avons travaillé puisque cela pourrait avoir un intérêt pour la compréhension de nos résultats. Néanmoins, nous effectuerons cette description avec le souci de conserver l’anonymat des établissements, comme nous le leur avons garanti.

Foyer A

Le Foyer A est un foyer de l’enfance départemental. Celui-ci réalise des accueils en urgence, 24h/24, 365 jours par an. Mais ceux-ci sont souvent prolongés : dès l’enfant installé, les transferts sont évités vers les foyers d’accueil de plus longue durée pour ne pas lui imposer une nouvelle séparation. Les enfants sont accueillis dès l’âge de 3 jours, si aucun problème de santé n’est décelé à la sortie de la maternité, jusqu’à leur majorité. Une pouponnière est présente dans cet établissement et accueille les enfants de 0 à 3 ans en quatre unités de six enfants. De plus, d’autres sections existent pour les plus grands. Ce foyer a été créé au XVIIème siècle. Il fait partie des premières institutions d’accueil des enfants abandonnés. Cet établissement ne disposait pas d’un appui théorique unique à l’origine, mais a beaucoup évolué depuis sa création et s’est inspiré des apports de chaque époque. Ce foyer n’a donc pas été ouvert avec un projet d’établissement basé sur les principes de Loczy. Ces derniers n’ont été soutenus que par certains directeurs et responsables de services sensibilisés à ces travaux. Quelques professionnels formés ou invités à se former ont alors participé à changer progressivement les pratiques en place.

Foyer B

Le Foyer B a été construit en 1996, suite à la fermeture d’une partie des locaux du Foyer A. Une volonté d’ouvrir des structures de moindre effectif et dans des lieux différents a mené à cette création. Il s’agit aussi d’un foyer départemental appartenant à l’Aide Sociale à l’Enfance. Une pouponnière y accueille trente enfants de quelques jours à 3 ans dans cinq unités de vie (deux unités pour les bébés, une pour les moyens et deux unités pour les plus de 18 mois). Une autre section peut accueillir des enfants jusqu’à 12 ans. À l’ouverture, ce foyer a été très fortement imprégné des apports de Loczy, que ce soit au niveau architectural (création d’unités de vie avec des espaces ouverts, présence de balcons), organisationnel (mise en place du « tour de rôle », périodes de transmission, unités de six enfants, présence d’une seule auxiliaire à la fois par unité, etc.), de la formation des professionnels, etc.

Procédure

La proposition de l’entretien a été adressée par les psychologues aux professionnels de leur structure susceptibles d’être intéressés. Seulement sept auxiliaires de puériculture ont ainsi accepté de nous rencontrer, bien que notre demande concernait l’ensemble des référentes des deux établissements. Les participants ont signé un terme de consentement libre et éclairé avant chaque entretien.

Dans les deux structures, nous avons réalisé les entretiens dans une pièce calme, sur des chaises ou fauteuils, en face-à-face. Les entretiens ont duré en moyenne 31 minutes. Il aurait été difficile de prolonger ces dialogues puisque les professionnels nous rencontraient pendant leurs heures de travail. Tous les entretiens ont été enregistrés sauf un, car l’auxiliaire l’a refusé.

Résultats

La notion de référence : en crèche et en pouponnière

Pour débuter les entretiens, nous commencions par recueillir des informations concernant le nombre d’années depuis l’obtention du diplôme et d’exercice dans le foyer, les expériences précédentes, le nombre d’enfants en référence au moment de l’entretien et une estimation du nombre d’enfants eus en référence depuis le début de la pratique professionnelle. À cette occasion, quatre des sept personnes rencontrées nous on fait part de leur expérience de la référence en crèche avant leur arrivée à la pouponnière. Outre de nombreux points de ressemblances, pour ces personnes, être référente en pouponnière s’avère plus délicat qu’en crèche dans la mesure où les parents ne sont présents à aucun moment de la journée (entretien 4). Les « maternantes » (nom par lequel les auxiliaires sont appelées ; il sera discuté plus loin dans cet article) doivent ainsi apprendre seules les habitudes de l’enfant, prendre des décisions pour lui, etc. C’est en ce sens que deux auxiliaires ont pu concevoir le rôle de la référente à la pouponnière comme un « substitut parental » (entretiens 1 et 2). Cependant, une auxiliaire dira que, selon elle, « on leur apporte beaucoup plus ici (à la pouponnière) qu’à la crèche mais tout en leur expliquant qu’on n’est pas leur maman » (entretien 6). Nous reviendrons un peu plus tard sur l’investissement affectif des référents et la place qu’ils prennent par rapport aux parents.

La désignation de la référente

Avant même l’arrivée de l’enfant, sa future référente est désignée. Dans les deux établissements, les professionnels ne choisissent pas leur enfant de référence. Dans le foyer B, on procède à tour de rôle : la personne qui est restée le plus longtemps sans être référent prend en référence le nouvel arrivant. Sur certains aspects, c’est un avantage (« on ne choisit pas et c’est tant mieux », entretien 3), sur d’autres, un inconvénient (« cet enfant ne m’a pas choisi et il peut préférer quelqu’un d’autre », entretiens 3 et 5). Il est intéressant de noter que pour une auxiliaire, la situation peut même devenir préjudiciable pour l’enfant lorsqu’une « maternante » n’arrive pas à aller vers lui, à s’investir assez rapidement dans la relation (entretien 5). Dans le foyer A, la décision est prise plutôt en équipe, en fonction du nombre d’enfants, entre autres. Ce type de décision permet une certaine souplesse : lorsqu’une auxiliaire a besoin de « faire le deuil du départ de l’enfant avant d’en accueillir un autre », une autre personne prendra en référence l’enfant arrivant (entretien 2). De même, lorsqu’une auxiliaire a vraiment des difficultés avec son nouveau « référé », une discussion en équipe peut mener à un changement de référente pour l’enfant (entretien 7).

La définition de la référence selon les auxiliaires

Dans six des entretiens réalisés, nous avons retrouvé le terme de « repère » pour qualifier le rôle de l’auxiliaire privilégiée. Avoir une référente permet à l’enfant de savoir que « quelqu’un est là pour lui » s’il en a besoin (entretien 7), qu’il a « quelqu’un à qui s’accrocher, à qui se tenir » (entretien 5). Elle lui procure ainsi une « sécurité affective » (entretien 1). La référente est perçue comme la personne qui va accompagner l’enfant lors des grands changements dans ses habitudes (changer de lit par exemple, entretien 3), dans ses acquisitions (exemple de la propreté, entretien 2), lors de l’annonce de nouvelles importantes (entretien 3). Il revient aussi à celle-ci de parler à l’enfant de ses parents (entretien 3). Nous avons également trouvé une fois la notion d’être un « exemple » pour l’enfant (entretien 1).

Les missions principales de la référente

Dans les deux foyers, les missions principalement attribuées à la référente semblent être approximativement les mêmes.

  1. a) L’album de vie. Sous forme d’un album-photos commenté par la référente qui y ajoute « sa petite touche personnelle » (entretien 1). Il retrace « l’histoire de l’enfant lors de son séjour en pouponnière » (anniversaires, etc.) (entretien 1). Cette mission semble assez subjective pour certaines (entretien 1) alors que pour d’autres il s’agit de relater des faits essentiellement objectifs (entretien 5), ce qui nécessite une relecture par les collègues (entretiens 2 et 4).
  2. b) L’allocation vêture. C’est la référente de l’enfant qui est désignée pour aller acheter, sur son temps de travail, des vêtements pour l’enfant. Beaucoup nous ont rapporté leur plaisir à effectuer cette mission (« c’est un partage avec l’enfant, c’est super agréable de choisir les vêtements pour l’enfant », entretien 2). Néanmoins, au vue des restrictions budgétaires de ces derniers temps, les crédits nécessaires à cette mission semblent être sur le point d’être supprimés.
  3. c) Les rapports. Les professionnelles doivent décrire la façon d’être de l’enfant par rapport à elle-même, aux autres adultes, aux autres enfants, l’alimentation, le sommeil, etc. (entretien 7). Les forces et les faiblesses de l’enfant sont décrites, « tant le côté positif que le côté négatif » (entretien 2). Ce rapport est rédigé par la référente, aidée (entretiens 2 et 3) ou non (entretien 7) de ses collègues, puis relu par la puéricultrice ou la directrice. Il est ensuite transmis au juge pour enfants lors des audiences et au référent de l’Aide Sociale à l’Enfance.
  4. d) Les sorties en individuel. Celles-ci sont réalisées dans les deux foyers par l’auxiliaire référente, de préférence.
  5. e) Les relais. La référente de l’enfant est prioritairement celle qui réalise les relais auprès des assistants familiaux (lorsqu’un placement en famille d’accueil a été décidé), d’autres professionnels d’institution ou des parents, en suivant des « protocoles d’adaptation » (entretien 7).

D’autres missions peuvent êtres demandées aux auxiliaires qui peuvent accepter ou non de les réaliser en fonction de ce qu’elles estiment être leurs fonctions en tant que référente de l’enfant (coupe des ongles, accompagnement aux consultations médicales, aux audiences, etc.) (entretiens 1, 4, 5 et 7).

L’investissement de la référente dans sa relation à l’enfant

Dans la définition du rôle et des missions de la référente, le terme « d’investissement » a souvent été évoqué mais sous des réalités bien différentes pour chacune. Pour certaines, cet investissement est de nature temporelle et matérielle (missions supplémentaires à réaliser) : « en tant que référente, ce que j’ai en plus ce sont les écritures et les sorties, c’est tout » (entretien 3). Ainsi, l’auxiliaire est reconnue référente de l’enfant seulement parce qu’elle écrit les rapports, confectionne l’album-photos, sort préférentiellement avec lui, etc. (entretiens 3 et 7). Pour d’autres, la référente est là pour rassembler toutes les informations concernant l’enfant : il s’agit « d’une personne garante de toutes les informations concernant l’enfant depuis son arrivée à la pouponnière », « qui connaît toute son histoire » (entretien 2). Ici, l’investissement de la référente peut être plutôt compris d’un point de vue cognitif. L’une d’entre elles explique qu’« on ne peut pas être référent de cinq enfants […] on ne peut pas porter les cinq projets des cinq enfants à fond continuellement » (entretien 2). « Le fait d’être référent, ça “oblige” à réfléchir un petit peu plus à la prise en charge au quotidien pour les enfants » (entretien 5).

Pour d’autres encore, il faut ajouter un investissement affectif (entretiens 1, 2 et 5). La première auxiliaire rencontrée déclare qu’elle « rentrerait moins dans cette relation affective avec un enfant qui n’est pas son référé » et qu’elle « recherche ce petit lien affectif supplémentaire, c’est important pour eux, c’est ce qui leur permet de se développer ». Cet investissement affectif peut se jouer en accordant à l’enfant plus de temps dans les soins (entretiens 1 et 2). Mais pour d’autres, la présence des autres enfants rend cela impossible (entretien 6). Les soins sont alors (et pour certaines, doivent être) répartis de façon égalitaire (entretiens 3, 4 et 5). Pour certaines professionnelles, cet investissement affectif se fait plus dans la qualité de la relation : elles feront plus de bisous, de câlins à leur enfant de référence qu’aux autres (entretiens 1 et 2). Mais cela ne fait, une fois de plus, pas consensus : pour une auxiliaire, « il y a de l’affection […] mais cela ne change pas par rapport aux autres enfants accueillis » (entretien 3). Pour une autre « maternante », cet investissement affectif se met en place autrement qu’à travers une quantité et une qualité de soin plus importantes données à cet enfant. Quelque chose semble se créer dans les moments à deux (consultations, sorties, etc.). Cela mène, selon elle, à une plus grande « complicité » avec l’enfant dès son retour dans l’unité parmi les autres enfants (entretien 5).

Indépendamment des formes d’investissement de l’auxiliaire dans son rôle de référente, chacune des professionnelles rencontrées a déclaré avoir une place particulière pour l’enfant. Une auxiliaire a pu nous dire que l’enfant « pouvait s’en servir pour se décharger » (entretien 2). Plus de colères, de pleurs, de provocations sont généralement observés envers la référente par rapport aux autres professionnelles (entretiens 2, 3, 5 et 7). L’enfant peut aussi être « plus affectueux, plus en demande » (entretien 5).

Enfin, cette relation particulière entre la référente et l’enfant est vécue avec plus ou moins de culpabilité et de besoin de justifications : « On n’a pas à les aimer plus que les autres » (entretien 3) ; « Ce n’est pas dans le ressenti “je l’aime plus” ou “il m’aime plus” mais c’est un investissement qui est différent des autres enfants du groupe » (entretien 5) ; « Je n’aime pas savoir que je porte plus d’attention à un enfant qu’à un autre » (entretien 6), etc.

Les inconvénients de la référence

Certaines auxiliaires (entretiens 4 et 7) ne voient pas d’inconvénients à la présence d’un référent, que ce soit pour l’enfant ou pour leur pratique professionnelle : « Être référente d’un enfant est une responsabilité qui nous permet d’avoir un intérêt dans notre travail » (entretien 2). La grande majorité des professionnelles a répondu ne pas pouvoir travailler sans la notion de référence. Néanmoins, pour une auxiliaire cela pourrait être envisageable : « Je ne suis pas référente des cinq autres enfants, mais je les vois tous de la même façon […] il n’y a pas un lien plus fort ; si on nous demande de faire les rapports des cinq autres, je saurais faire, car je m’en occupe aussi » (entretien 3).

Un inconvénient en particulier de la présence d’un référent pour l’enfant a été évoqué quelquefois : « l’attachement » envers l’enfant (entretien 2). Tout d’abord, lorsqu’il fait défaut, lorsque « le déclic ne se fait pas », lorsque la relation entre les deux n’est pas investie. À l’inverse, l’attachement est vu pour certaines comme un inconvénient lorsqu’il est trop fort : l’enfant peut « se sentir étouffé » (entretien 1). Cela participerait, selon certaines, à faire vivre à l’enfant une nouvelle « cassure », une « séparation affective » au moment de son départ (entretiens 2 et 3). La question des séparations douloureuses a aussi très souvent été abordée du point de vue du professionnel : « Le jour de son départ […] j’étais effondrée […] je voulais le garder » (entretien 3) ; « Au moment où il est parti, c’est là que je me suis rendue compte que je m’étais peut-être trop investie avec lui comparé au groupe » (entretien 5).

Cette notion de « juste distance », « d’attachement trop fort » apparaît comme un leitmotiv dans les divers entretiens. Pour certaines, un lien affectif mesuré, contenu, semble facile à trouver spontanément. Une « maternante » en particulier explique cela par sa personnalité (entretien 5) et une autre par son vécu personnel (entretien 1). Pour d’autres, cette juste distance a été acquise avec l’expérience (entretiens 2 et 4). Une auxiliaire nous dira : « Au début, je dormais pouponnière, je mangeais pouponnière… ! » (entretien 2). Puis, avec le temps, elles apprennent à se protéger davantage. Pour d’autres encore, un réel besoin de travailler le lien à l’enfant est nécessaire (entretien 3). Cela est à travailler seule (entretien 5) ou avec les autres professionnels (entretien 3).

La séparation vie professionnelle/vie personnelle

La majorité des personnes rencontrées disent arriver à bien séparer vie professionnelle et vie personnelle (« après le vestiaire, pour moi, c’est terminé », entretien 1), même si parfois « certaines petites choses nous refont penser » à l’enfant (entretien 2). Beaucoup expliquent qu’elles peuvent compter sur l’équipe présente (entretiens 4 et 5 notamment) lors des congés, des arrêts.

Comment la référence est-elle abordée au sein de l’institution ?

Dans le foyer A, le thème de la référence semble peu abordé en réunion (entretien 1). Entre collègues, on en parle, en fonction des besoins de chacun. Dans le foyer B, cela semble beaucoup plus présent tant en réunion, dans les échanges entre collègues, que dans les discussions avec la psychologue (entretien 3). L’analyse des pratiques (par un psychologue, psychanalyste) est mise en place seulement dans le foyer B, trois fois par mois. Pour beaucoup, c’est peut-être le lieu le plus pertinent pour aborder la référence (entretien 1). Certaines apprécient aussi la disponibilité des psychologues pour en parler.

Les relations entre la référente et les parents

Dans les deux foyers, la référente se présente aux parents de l’enfant lors de son arrivée. Pour deux d’entre elles, les relations avec ceux-ci paraissent compliquées (entretiens 5 et 7). Certaines auxiliaires diront que la rencontre avec eux est plus ou moins difficile en fonction des motifs d’arrivée de l’enfant dans la pouponnière (entretien 7), ou si la relation se trouve empreinte de jalousie de la part du parent (entretien 2). D’autres ne semblent pas dérangées par ces contacts (entretiens 2 et 4) et pensent même devoir se présenter à eux dès le début puisque ce sont elles qui vont s’occuper de leur enfant. Pour une des auxiliaires, il semble important de bien mentionner aux parents « qu’ils sont toujours parents, qu’on ne prend pas leur place » (entretien 3) : le rôle de la référente peut être compris comme « une continuité de la maman mais il ne faut pas oublier que ce n’est pas la maman non plus » (entretien 6). Dans le discours de certaines auxiliaires, nous avons néanmoins pu remarquer quelques parallèles faits entre la relation enfant/parent et enfant/référente : « Comme les parents peuvent faire avec leurs enfants… » (entretien 1) ; « C’est le même principe que quand c’est nos enfants… » (entretien 1).

La formation des professionnels autour de la notion de référence

Il est important de souligner que la plupart des professionnelles rencontrées n’avaient reçu aucune formation sur la notion de référence avant leur arrivée en pouponnière ou lorsque ce principe y a été adopté, comme en témoigne une des personnes interrogées : « C’est ici que j’ai découvert la notion de référence et je m’y suis tout de suite adaptée » (entretien 1). La formation se fait surtout de manière informelle, avec l’aide des collègues et tout au long de la carrière (« je pense que le fait de voir mes collègues travailler […] cela me permet d’ajuster », entretiens 5 et 6).

Discussion

Cette brève étude qualitative, à visée essentiellement exploratoire, cherchait à décrire les réalités de la mise en application, en France, d’un principe-clé de la pouponnière de Loczy, la référence, à travers le recueil du discours de professionnelles de terrain (auxiliaires de puériculture). Comme attendu, les représentations autour de la référence et sa mise en application dans ces deux pouponnières françaises semblent proches de celles de l’Institut Emmi Pikler en ce qui concerne les missions à accomplir. Toutefois, il existe des divergences non négligeables entre ces deux types de pratique autour de la formation, du soutien des professionnelles et de l’analyse de leur pratique, du positionnement des professionnelles par rapport aux fonctions maternelles et aux figures parentales, de la gestion des émotions. Nous discuterons ci-après l’ensemble de ces points.

La référence en crèche et en pouponnière

La référence en crèche a souvent été abordée, au début des entretiens, en tant qu’expérience connue avant la pouponnière. La crèche est un des principaux lieux, en dehors de la pouponnière, où les principes de Loczy ont été adaptés en France. Néanmoins, une différence importante dans l’application de la référence a été relevée entre ces deux types d’institution : les parents sont présents dans les crèches et les enfants ne sont pas placés mais simplement confiés. À l’inverse, les parents effectuent simplement des visites à leur enfant placé en pouponnière. En outre, les professionnelles ont su démontrer les avantages de la présence d’un référent, à la crèche comme à la pouponnière. Comme l’expliquait, entre autres, Myriam David (2005), la présence d’une personne particulière assurant des soins continus et de qualité à l’enfant est un des éléments principaux pouvant pallier les effets délétères d’une séparation précoce entre l’enfant et ses parents, quelle qu’en soit sa durée.

La place du professionnel référent auprès de l’enfant placé

La présence d’un référent à la pouponnière est perçue par toutes les auxiliaires comme un avantage incontestable dans la mesure où elle fournit à l’enfant un « repère », une relation privilégiée avec un adulte en particulier. Néanmoins, cette relation privilégiée n’était pas la même pour toutes les professionnelles. La difficulté est de bien comprendre la nature et les enjeux de cette relation selon chacune. Là où certaines définissent leur spécificité en tant que référente de l’enfant par un investissement uniquement cognitif et temporel, d’autres y ajoutent une dimension affective. Pour ces dernières, il semble très important que l’enfant établisse une relation privilégiée avec un adulte en particulier qui lui fournira l’affection qu’il ne reçoit pas de ses parents. Un point de désaccord avec les travaux de Loczy semble se dessiner ici autour de la gestion des émotions et des sentiments. Là où les professionnelles de l’Institut Pikler accordaient un intérêt important au contrôle des émotions, des sentiments dans la relation à l’enfant, certaines professionnelles de pouponnières françaises reconnaissent comme primordial, pour le développement affectif de l’enfant, l’apport de l’affection (embrasser, câliner, etc.) non fournie par les parents. Nous avons été surpris de trouver cette idée dans une pouponnière dans laquelle la méthode de Loczy tente d’être appliquée, car ce point de vue est habituellement défendu par les opposants à cette pratique. Pour ces derniers, les relations professionnelles/enfants à Loczy représentent un endroit dans lequel les relations professionnelles/enfants sont dé­pourvues de toute affectivité (Scoatarin, 2003), qui prive les enfants à tout jamais d’une richesse affective. Ce point constitue l’objet principal de toutes les critiques, alors qu’il est considéré par les tenants de l’approche loczienne comme l’atout essentiel de cette méthode de soin. Le parti pris de ces derniers est de permettre à l’enfant de développer un lien d’attachement sécurisant avec sa référente lui permettant de continuer son développement au mieux et de créer par la suite de nouveaux liens (avec sa famille d’origine, une famille d’accueil, etc.), tout en limitant la survenue d’émotions trop intenses de part et d’autres de la relation.

Nous pouvons nous aider ici du concept de discontinuité de Didier Houzel et al. (1999) pour comprendre le choix fait à Loczy. Il s’agirait pour les nurses de pouvoir permettre à l’enfant de vivre la séparation (qui est une discontinuité externe) non comme une rupture (discontinuité interne), mais plus comme une distanciation, une étape constructive (continuité interne). Ce pari a été relevé à Loczy, en préconisant la mise en place d’une relation privilégiée de la nurse avec l’enfant, pas trop fusionnelle, ni trop détachée, une « bonne distance » qui fournit à celui-ci un sentiment continu d’exister (Winnicott, 1969) et des bases narcissiques qui lui font parfois défaut (Rottman et Richard, 2009).

Il paraît maintenant intéressant de nous positionner du côté de l’enfant. Malgré un investissement différent de chacune des professionnelles dans leur position de référente, toutes ont pu dire que l’enfant développait inévitablement un attachement particulier envers sa référente. Ceci se remarque notamment lorsque ces professionnelles évoquent la différence de comportements que l’enfant peut avoir avec elles et leurs collègues (plus de colères, de pleurs, de demandes par exemple). Cet attachement leur paraît primordial pour le développement émotionnel de l’enfant mais il est aussi, paradoxalement, désigné comme l’inconvénient majeur de la présence d’une personne référente. Beaucoup précisent que cet attachement devient gênant lorsqu’il s’inscrit dans une relation émotionnellement chargée pouvant faire vivre à l’enfant un moment difficile, potentiellement déstructurant lors de son départ de la pouponnière. Là se situe alors toute la difficulté de l’accueil d’un enfant en pouponnière pour ces professionnelles : pouvoir se proposer à l’enfant comme figure d’attachement à travers une relation contenue, « consciemment contrôlée » (Dugravier, 2006), s’éloignant alors des modalités relationnelles mère-enfant. À Loczy, le contrôle émotionnel des professionnelles avait pour objectif, comme nous l’avons déjà expliqué, de limiter les demandes affectives de l’enfant, afin que son départ soit vécu comme une distanciation et non comme une rupture. Toutefois, il paraît indéniable que, à Loczy, l’auxiliaire privilégiée se prêtait comme figure d’attachement à l’enfant dans le sens où elle se mettait à sa disposition en tant que base de sécurité pour lui permettre d’explorer son environnement et d’y revenir en cas de détresse. En effet, il est primordial que l’enfant puisse développer un lien d’attachement sécure et personnalisé. Selon Mary Main (1996), ce lien serait un moteur indispensable au bon développement social, intellectuel, cognitif et affectif de l’enfant. Des recherches permettant d’étudier les patterns d’attachement que développent les enfants envers leur référente pourraient être intéressantes à mener dans les cas de placement prolongé, puisque ce lien a besoin de temps et de constance pour pouvoir se construire.

On peut mettre alors en parallèle le discours des professionnelles interrogées avec l’idée de Jean-Claude Cébula et al. (2000) selon laquelle les professionnelles reçoivent une réelle injonction paradoxale : contribuer à la poursuite du développement affectif de l’enfant sans toutefois développer de relation affective trop poussée avec lui. Toute la question ici est celle de la « juste distance », de la « bonne place » à trouver auprès de l’enfant. La méthode de soins de l’institut Pikler est intéressante puisqu’elle fournit des pistes de réponses à ces questionnements omniprésents dans les équipes : que mettre en place pour permettre aux nurses de trouver cette juste distance dans leur relation aux enfants afin qu’elles ne soient ni trop détachées, ni trop fusionnelles ? Deux points méritent d’être examinés : la formation des professionnelles et l’existence de temps d’échanges institutionnels (en dehors de la prise en charge des enfants) pour l’analyse et le soutien des pratiques professionnelles.

La formation des professionnelles

À l’Institut Pikler, une grande importance était accordée au recrutement des professionnelles ainsi qu’à leur formation (Szanto-Feder, 2002). Par exemple, les nurses étaient employées à la sortie de leur baccalauréat et choisies en fonction de leur curriculum vitae mais aussi de leur expérience de vie : « bon » contexte familial, amour et affection reçus de leurs parents. L’objectif était ainsi de limiter le nombre de personnes voulant exercer ce métier dans une optique de réparation d’un vécu personnel carenciel et de recruter des professionnelles ayant eu des relations d’attachement de bonne qualité au sein de leur famille. Ensuite, toute la formation initiale était réalisée à l’institut. Pendant de longs mois, la jeune nurse ne s’occupait que de tâches matérielles avant de se voir attribuer la responsabilité des soins d’un enfant puis, dans un autre temps, du groupe entier. Aux connaissances pratiques très précises (que nous ne détaillerons pas ici), s’ajoutaient des apports théoriques concernant le développement de l’enfant.

Au cours de nos entretiens, nous avons compris que la formation des professionnelles des pouponnières françaises comportait un nombre important de lacunes. Tout d’abord, la référence semble être une pratique assez peu abordée dans les formations initiales. Certaines l’ont découverte à leur entrée dans la pouponnière. Certaines ont pu ainsi, au début de leur pratique, se sentir par moments un peu « perdues », sans repères, perplexes parfois face à cette relation potentiellement déstabilisante, pouvant susciter des émotions assez importantes en elles. Par ailleurs, seules deux professionnelles sur sept ont dit avoir participé à une formation continue. D’un point de vue individuel, très peu de professionnelles ont rapporté continuer à se former en dehors de la pouponnière (lecture personnelle, formation payante, etc.). Les échanges informels autour des pratiques professionnelles et notamment de la référence (entre collègues, avec le psychologue) semblent être la façon la plus utilisée pour se former et ajuster sa position de référente, tout comme les groupes d’analyse des pratiques lorsqu’ils existent.

Les temps d’échanges institutionnels

Comme nous l’avons déjà souligné, la richesse de la méthode de Loczy tient notamment au fait qu’une analyse rigoureuse des pratiques avait été mise en place. Afin de limiter l’influence des émotions dans la pratique de la professionnelle, celle-ci était invitée à focaliser son attention autour de l’enfant, de son développement, de ses acquisitions. Les notes rédigées étaient ensuite reprises en équipe. Durant ces temps, l’évolution de l’enfant était mise en parallèle avec la relation instaurée avec la nurse. En découlait un véritable ajustement du positionnement de la professionnelle dans sa relation à l’enfant. Ces temps étaient essentiels pour soutenir les auxiliaires et réaliser un réel travail autour « des pulsions, des instincts ». Ainsi, on considérait que « même la nurse la plus expérimentée [avait] besoin d’un soutien permanent » (Szanto-Feder, 2002, p. 157). L’idée était de proposer une pratique de soins prenant en compte l’intérêt de l’enfant, sans oublier le bien-être du professionnel. Emmi Pikler insistait sur l’importance que la nurse éprouve du plaisir dans son travail afin que celui-ci soit de meilleure qualité.

Lors de nos entretiens, nous avons été surpris de constater que les professionnelles rencontrées ont manifesté un réel intérêt pour le thème de notre étude. Cela nous a alors questionnés sur les moyens mis à leur disposition pour évoquer la pratique de la référence. Nous avons remarqué que des groupes d’analyse des pratiques professionnelles animés par un psychologue ou psychanalyste extérieur se tenaient dans seulement un des deux foyers. Dans les deux foyers, nous n’avons pas pu mettre au jour la présence de temps formels de rencontre entre les professionnels et le psychologue de l’institution, bien que les auxiliaires reconnaissent la présence informelle de celui-ci en cas de nécessité. Dans les deux foyers, les « auxiliaires privilégiées » sont invitées à rédiger un rapport sur l’enfant dans lequel elles inscrivent ses comportements, ses évolutions, etc. Ceci contribue à limiter l’investissement de la nurse en focalisant son attention sur le développement de l’enfant, mais ne paraît pas suffisant. Nous pouvons alors nous interroger sur les conséquences sur la prise en charge de l’enfant de l’absence de temps de réflexion autour de la pratique de la référence. Comment, par exemple, lui offrir une relation sécurisée, contenante, ainsi qu’une attention et une disponibilité soutenues en étant sans cesse aux prises avec ses émotions ? Il émerge un réel intérêt à se voir développer les espaces de paroles, de debriefing, de mises en mots des ressentis. Il paraît essentiel de proposer à l’équipe un espace de soutien et de supervision afin qu’elle ne se sente pas en échec, emprunte de culpabilité, mais trouve sans cesse la volonté d’améliorer sa pratique.

Enfin, outre une importante réflexion autour de la gestion des émotions du professionnel, il nous semble aussi important de réserver un moment pour réfléchir à la fonction de l’auxiliaire privilégiée par rapport à la fonction maternelle et, dans un second temps, au positionnement du professionnel face aux figures parentales de l’enfant.

La particularité des soins dispensés par le professionnel référent : l’amalgame avec les soins maternels

À la lecture de nos résultats, nous avons vu se dessiner un amalgame de certaines professionnelles entre leur fonction de référente et la fonction maternelle. La discussion de ce point est indissociable des éléments évoqués ci-dessus puisqu’à Loczy, la fonction maternelle était opposée à celle de la référente. Là où la mère agit de façon instinctive, avec ses propres émotions et sentiments, la nurse se doit d’agir de façon consciente, en contrôlant ses ressentis. Comme nous l’avions mentionné, selon Pikler (Martino, 2001), c’est la tentation de rivaliser avec la figure maternelle qui serait à l’origine de nombreux échecs de la prise en charge d’enfants dans plusieurs pouponnières. Pour mieux comprendre, il pourrait être pertinent de concevoir la relation entre un parent et son enfant comme relevant de l’amour et celle entre un référent et un enfant comme une relation plutôt « amicale ». L’amitié se compose de tendresse accompagnée d’une retenue émotionnelle et pulsionnelle plus importante que lorsqu’il s’agit d’amour.

Toute la difficulté du travail des auxiliaires en pouponnière réside dans le fait de procurer à un enfant (qui n’est pas le leur) des soins habituellement mis en œuvre par la mère et sur une durée déterminée. En effet, pour David (2008, p. 23), « les contacts proches avec les bébés suscitent chez les soignants des émois liés à une maternalité latente ». Dans la pratique française, nous avons remarqué que les auxiliaires référentes pouvaient être appelées « maternantes ». Néanmoins, il revient à Falk (1996) de préciser qu’il s’agit d’une « fonction maternante professionnelle » (p. 98). Il semble logique que la sécurité et la continuité relationnelle soient transmises par la nurse à l’enfant dans des moments de relation dyadique, « en miroir, en écho, (un moment) de plaisirs réciproques » (Berger, 2001, p. 38). Or, Maurice Berger (2001) rappelle que « malgré de louables efforts d’organisation, un bon nombre de pouponnières en France ne proposent pas de temps de relation individuelle prolongé » (p. 38). Il serait important de continuer à essayer d’organiser des temps individualisés pour l’enfant malgré une vie en collectivité.

Les relations professionnels référents/parents

Là où certaines auxiliaires affirment une différence nette entre leur mission et celle des parents, pour d’autres, la limite semble floue. Certaines professionnelles auraient tendance à percevoir leur rôle comme celui d’un « substitut parental ». Au vu des situations familiales parfois très carencées, il ne semble pas rare d’observer la présence, chez certaines professionnelles, de fantasmes de « devenir la bonne mère », d’imaginer pour l’enfant « une famille idéale » (Ministère de l’Emploi et de la Solidarité, 1997, p. 81). Les relations entre les parents et l’institution dépendent de multiples facteurs (motifs de placement, ressources parentales leur permettant ou non de s’investir dans un travail avec l’équipe, etc.) ainsi que du ressenti des professionnelles face aux parents. Chez l’ensemble des acteurs du domaine de la protection de l’enfance, on pourrait observer une variation allant de l’idéalisation du parent jusqu’au rejet massif de celui-ci (Ministère de l’Emploi et de la Solidarité, 1997). Il émerge qu’un travail de réflexion approfondi serait à réaliser autour de ces ressentis afin qu’une véritable coopération entre les parents et les professionnelles puisse se mettre en place dans l’intérêt de l’enfant.

Le positionnement professionnel/personnel dans l’exercice de la référence

Grâce à nos entretiens, nous avons pu comprendre que la place de référente, plus que celle de simple professionnelle, renvoie la personne à ses émotions, ses expériences intimes, son histoire personnelle. Etre « référente » d’un enfant suppose de réfléchir pour mettre en place un accueil des plus pertinents en fonction du profil de l’enfant, d’agir au mieux de son intérêt. Néanmoins, certaines professionnelles semblent faire cela au détriment voire au sacrifice d’elles-mêmes, de leur propre sensibilité. Ainsi, certaines auxiliaires étaient amenées à choisir entre l’intérêt de l’enfant et la volonté de se préserver (exemple de l’accompagnement de l’enfant aux audiences). Pour Suzon Bosse-Platière, Anne Dethier, Chantal Fleury et Nathalie Loutre du Pasquier (1995) :

Travailler avec de jeunes enfants, c’est travailler avec et sur soi-même, aujourd’hui dans ce qu’on vit, dans ce moment-là, avec cet enfant-là, ce parent-là. C’est travailler avec ses réactions spontanées, ses émotions suscitées par certaines situations soit personnelles, soit provoquées par les enfants à certains moments (p. 164)

La référence comme travail d’équipe

Les entretiens nous ont permis de comprendre qu’au-delà d’une simple pratique individuelle, la référence se met en place au sein d’une équipe parfois de manière informelle et sans formation du personnel au préalable : « formation » à la référence par l’observation de la pratique des collègues, échanges informels tout au long de la carrière autour des difficultés rencontrées ou autour du développement de l’enfant, relais lors des congés, etc. Ceci est un facteur mis en avant par les professionnelles, en plus de l’expérience, comme facilitant la séparation vie professionnelle/vie personnelle. Dans le « Livre vert » des pouponnières, nous pouvons lire :

Le travail d’équipe accompli auprès de l’enfant par les professionnels constitue une garantie de la dimension thérapeutique de cette action tournée vers un enfant sujet, acteur de son propre développement. (Ministère de l’Emploi et de la Solidarité, 1997, p.78)

L’étude de la fonction de référent et sa charge émotionnelle

Nous avons aussi compris à travers cette recherche que l’étude des relations professionnels/enfant placé est un sujet sensible. Dans les représentations populaires, il semble plus facilement concevable qu’un(e) assistant(e) familial(e) puisse développer une relation affective, chargée d’émotions de diverses natures avec l’enfant placé, plutôt qu’un professionnel travaillant en institution. Le lien existant entre le professionnel d’institution et l’enfant placé repose ainsi sur de nombreuses représentations, inscrites dans une longue histoire. Nous avons pu prendre conscience que Loczy pouvait (et a pu) faire peur et entraîner de la culpabilité dans les équipes qui ont pu voir ces principes comme des dogmes, des standards à suivre. En témoignent les justifications données par certaines professionnelles comme « on n’a pas à les aimer plus que les autres » (entretien 3). Or, comme l’explique Michel Lemay (1998), l’équipe de la pouponnière de Loczy n’a jamais voulu une « imitation plaquée » de son fonctionnement.

Perspectives

La fonction de référent suscite sans conteste une charge affective importante qu’il ne faut pas négliger. Ainsi, afin d’étudier la référence et en comprendre les enjeux, un travail plus approfondi mériterait d’être mené à une échelle plus large, impliquant à la fois des entretiens approfondis et des observations des pratiques sur le terrain. Ceci pourrait permettre d’approcher au plus près les ressentis, émotions, fantasmes des professionnelles autour de cette fonction particulière. Par exemple, nous nous sommes aperçus que sous les mêmes termes n’étaient pas forcément présentes les mêmes réalités. Ainsi, ce que les professionnelles entendent par « investissement affectif » n’est pas si clair et paraît évoquer des représentations plutôt différentes pour chacune.

Il pourrait être aussi intéressant, dans des recherches ultérieures, de prendre en compte les années d’exercice du métier dans l’institution, le temps d’expérience depuis l’obtention du diplôme, ou le fait d’avoir ou non des enfants, afin d’en préciser l’impact sur la représentation et l’exercice de la référence après du jeune enfant placé.

Toutes les personnes rencontrées percevaient la référence comme étant essentielle. Exercer dans un foyer mais ne la pratiquant pas ne paraît pas envisageable pour la plupart des professionnelles. Cela montre alors l’intérêt d’étudier également comment s’organise un foyer qui n’applique pas la notion de référence. Enfin, il émerge que la pratique de la référence ainsi que les représentations qu’en ont les professionnelles sont liées également à la réalité même de l’institution et à son histoire.

Conclusion

L’idée initiale de cette étude était de comprendre comment la notion de référence pouvait apporter un éclairage sur ce qui se vit entre un jeune enfant placé en pouponnière et le professionnel qui assume le rôle de référent. Pour ce faire, nous avons cherché à cerner au plus près les enjeux de cette relation professionnel/enfant placé. Contrairement à la majorité des travaux prenant en compte le lien enfant/adulte, nous avons essayé de nous positionner du point de vue de l’adulte pour comprendre son vécu et ses représentations. Intéressés par la méthode de soin de Loczy, nous avons voulu explorer la façon dont ces principes étaient appliqués à présent dans les pouponnières françaises. Nous avons plus particulièrement accordé de l’importance au rôle de l’auxiliaire privilégiée habituellement désignée comme « référente » de l’enfant. Décrire les réalités observées sur le terrain d’une pratique professionnelle très théorisée par les tenants de l’approche loczienne mais très peu par des auteurs extérieurs à ce courant nous semblait important. Ainsi, cette étude qualitative montre que les missions relevant de la fonction du référent sont très proches de celles de l’Institut Pikler, mais qu’il existe des points de divergence importants avec la méthode de soin loczienne en ce qui concerne la formation des professionnels et la présence de temps de reprise en équipe. La façon dont les professionnelles des pouponnières étudiées se positionnent par rapport aux parents de l’enfant, mettant en place des fonctions différenciées ou non de ceux-ci, a fait l’objet d’une longue discussion. Des études complémentaires sont indéniablement indispensables pour affiner la description de la relation référent/enfant placé et en comprendre tous les enjeux.

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