Déficience intellectuelle et souffrance psychique
Déficience intellectuelle et souffrance psychique. Approche psychothérapeutique et approche institutionnelle
Par Gianna Tissier
Pour citer cet article :
Tissier Gianna, « Déficience intellectuelle et souffrance psychique », Contraste 1/ 2005 (N° 22 – 23), p. 65-79
Pour aborder ce sujet, plusieurs voies s’offraient à moi : commencer par m’appuyer sur les travaux existants, en particulier ceux du Pr. Roger Misès, qui ont le grand intérêt de s’inscrire dans deux perspectives : nosographique et psychodynamique, ou bien, évoquer ce que les enfants m’en ont dit, ou bien encore, interroger ma propre expérience de la bêtise. J’ai choisi ces deux dernières pistes qui rejoindront pour une part la première.Nous verrons que ce dernier point, celui de notre propre expérience, tout du moins de la mienne, s’il peut paraître léger, sera néanmoins d’une grande importance quand nous aborderons l’approche institutionnelle et que nous tenterons une compréhension empathique de la déficience intellectuelle. Ce qui fait la différence avec « l’anormalité » c’est que pour nous, la bêtise, tout comme la folie d’ailleurs, sont le fait d’états passagers dont nous pouvons sortir. Le nouveau magazine culturel, « L’Imbécile », cite Julien Green en exergue de son titre : « Même chez l’homme le plus intelligent, il reste assez d’étoffe pour faire un imbécile ».
Que ceux qui ne se sentent pas concernés se lèvent !
J’ai choisi de parler de quelques enfants, de rapporter leurs propos pour aborder leurs problématiques actuelles, et de signaler aussi les erreurs que nous pouvons commettre à leur détriment. En 1971, à l’ouverture du Camsp du 12ème arrondissement, les enfants atteints de trisomie présentaient un retard psychomoteur et une hypotonie très importants, langue sortie, bavage, pas ou peu de langage, etc. Autrement dit, ils nous offraient l’image caricaturale, il est vrai, de gros tas baveux, tout mous, d’où sortaient des borborygmes incompréhensibles, aussi leur intégration en structure de garde petite enfance était-elle à chaque fois inespérée. À cette époque, nous ne concevions même pas la possibilité d’une psychothérapie.
Aujourd’hui, ces enfants parlent, comprennent le sens d’un cadre psychothérapeutique, vont en crèche, en maternelle, et tapent à la porte du C.P. et leur langue est rentrée… ! Et pourtant le troisième chromosome est toujours là… et la déficience aussi ! Voyons ce que ces petits enfants nous disent de leur souffrance, nous verrons ensuite quelles leçons en tirer.
Victor a cinq ans. Il est tout à la fois grossier, bagarreur, turbulent, gracieux et gentil. Il se masturbe quand il a besoin de réassurance, manière de se retrouver, de ne pas se perdre, quand l’émotion, la peur d’être psychiquement submergé, l’envahissent.
Peu après le début du traitement, je note une évolution dans l’insulte. Au début, il entrait dans le bureau et disait putain de façon répétitive. Par la suite, quand ce que je dis lui déplait, il se lève, va au milieu de la pièce, me regarde droit dans les yeux, agite ses bras pour mieux scander son propos et me dit : « Putain, Madame Tissier, putain ! » Le message est là, il ne s’agit plus d’insultes semées à tout vent, mais d’un dialogue, je semble promue au rang d’interlocuteur, mais, dans le même temps, lui aussi accède à ce statut. Je comprends alors que son narcissisme se restaure, il va mieux.
Sa mère et son père ont compris le sens d’une thérapie et la soutiennent. Si Victor ne peut tout faire dans mon bureau, ils savent qu’il peut tout dire. Ils ont tout de même du mal à supporter les jurons.
Un jour, sa mère dit : « Victor n’a pas l’habitude d’entendre parler de trisomie, il n’aime pas que vous lui en parliez ». Elle ajoute : « il me l’a dit ». « Victor, tu n’aimes pas que je te parle de la trisomie ? ». Victor : « NON ! ». Moi : « Tu veux que je continue à en parler ? ». Victor tout bas : « Oui » !
Victor joue avec le bébé, il le déshabille, le rhabille, il se débrouille bien, mais s’il rencontre la moindre résistance, il s’impatiente et va jeter violemment le malheureux bébé dans la corbeille à papiers sous le bureau, parfois, il ouvre la porte et le projette, non moins violemment, dans la salle d’attente.
Au début de la thérapie, j’explique toujours ce que nous allons faire ensemble, et à quoi cela sert d’exprimer ce qui ne va pas. Grands, petits, nous pouvons avoir des soucis, ne pas être contents de la vie, etc. j’ajoute qu’on va essayer de découvrir tout particulièrement pour lui ou elle, ce qu’est la trisomie, afin qu’elle ne s’insinue pas partout, mais puisse trouver ses contours. Ainsi, on découvrira que « la trisomie a parfois bon dos », qu’elle ne peut justifier et expliquer tout et n’importe quoi, car tout n’est pas trisomie. Il m’est arrivé de demander à Victor si, ici maintenant, dans cette situation précise, c’était la trisomie qui le poussait à faire l’idiot. Vous connaissez maintenant sa réponse…
Quand il n’y a pas de diagnostic, de mot comme trisomie, ou syndrome X, Y, je propose de découvrir les raisons de leur présence au centre et dans la thérapie, en cherchant avec l’enfant de quoi il souffre, la nature de ses difficultés. C’est dit.
D’une façon générale, je pense que dans le cadre et le temps particulier de l’action médico-sociale précoce, nous devons préparer de façon active et spécifique les différentes approches éducativo-rééducativo-thérapeutiques qui suivront. Si pendant ce temps, les enfants parviennent à dire « je », ils auront plus de chance de pouvoir présider à leurs destinées. Dans une équipe, chacun à sa façon peut contribuer à cette accession. Alors que Victor s’énerve quand une manche lui résiste, je dis et répète : « Je n’y arrive pas », « je n’y arrive pas ! ». Je théâtralise l’impatience et l’énervement. Victor rit, et rejoue lui-même la scène et l’énervement. « Alors, tu n’y arrives pas … ! Est-ce parce que tu as la trisomie… ? Est-ce que tu vas trop vite… Est-ce que tu ne sais pas trouver ton temps à toi… Est-ce que ça te rend triste de ne pas y parvenir tout de suite… ? Es-tu en colère… ? ». Réponse : « Putain ! Madame Tissier, putain ! ».
Pendant de nombreuses séances, Victor fait semblant de ne pas parvenir à déshabiller le bébé et de s’énerver. C’est justement avec ce qu’il sait faire qu’il montre son désespoir, sa colère d’échouer, le peu d’estime dans lequel il se tient : « Bon pour la poubelle ! ». Cela semble faire beaucoup de bien à Victor de m’insulter, tant je l’exaspère avec ma trisomie ! La trisomie l’exaspère ? « Victor, penses-tu que tes parents ont la trisomie ? ». « OUI ! », « Ah…, tu penses ça toi … ! ».Très long silence…
« Non, ils l’ont pas », « Victor, tu crois que c’est leur faute si tu l’as ? », « Putain ! Madame Tissier, putain », « Victor, tu me traites de putain parce que tu crois que c’est la faute de ta mère, dis Victor, c’est à cause de ça ? ».
Ce jour-là, le comble est atteint, il se lève et va à la porte.
« Je pars… Je vais boire un coup », et il ajoute : « du vin blanc » ! Il faut dire que ses parents tiennent un café ! Victor a une bonne syntaxe, il écorche encore certains mots, mais il a le sens de la formule. Exemple : nous nous rencontrons dans la rue, près du centre. Après un instant de stupeur de me voir là, dehors, en manteau, il court vers moi, me tend les bras et s’écrie : « Ah, Madame Tissier d’amour ! ! ».
Enfin peu de temps avant de quitter le centre pour un EMP où il est brillamment accepté ! voici ce qu’il dit à son père qui souffrait des dents : « Papa, je vais jeter ton mal aux dents par la fenêtre ». Plus tard, lors d’une séance, il me dit : « Je vais jeter la trisomie par la fenêtre. ». Il se peut qu’un jour je revois Victor, car, malheureusement, il n’en a pas fini avec sa trisomie.
Daphnée et Willy commencent leur thérapie en même temps. Il s’agit d’approches conjointes orientées vers la relation et l’écoute de l’enfant et du parent. Pour Victor, il s’agissait d’une psychothérapie en présence à tour de rôle d’un de ses parents, tandis que Daphnée vient avec son père, Willy vient avec sa mère. L’un et l’autre souffrent d’un important retard de développement.
Ces deux enfants se comportent de la même façon. Ils ne me regardent pas, ne regardent pas autour d’eux, ne me répondent pas, ils semblent même ne pas m’entendre. Ils sont apathiques. Ils ne marchent pas. Daphnée a un lourd passé médical et chirurgical qui n’est pas terminé. Willy est très accroché à sa maman qui le lui rend bien.
Les deux parents se comportent de la même façon, ils répondent à la place de l’enfant, ou répètent ce que je viens de dire espérant peut-être que mon message aura ainsi plus de chance d’être entendu. Première question : ces enfants entendent-ils bien ? Deuxième question : comprennent-t-ils bien ? Troisième question qui malheureusement ne se pose pas assez : sont-ils angoissés ? Quel est l’état anxieux qui pourrait expliquer leur comportement ? C’est à ce propos que je souhaite parler d’eux.
Dans ces deux dyades, on observe une distorsion de la relation pour des raisons tout à fait différentes. Le travail que nous avons mené a conduit le père de Daphnée à découvrir la petite fille que je soutenais, cachée qu’elle était derrière ses multiples problèmes médicaux. Il s’est alors adressé à elle et elle a répondu. Pour Willy, je dirais rapidement que de très fortes angoisses de séparation, non perçues comme telles par la famille, mais aussi par l’équipe, entraînaient sa mère à ne pas le lâcher une seule seconde ce qui exacerbait son angoisse, notamment la nuit, et l’empêchait d’aller vers son autonomie psychique et affective, vers ses progrès, vers son sommeil.
Les deux enfants présentaient un retard massif et la déficience intellectuelle apparaissait au premier plan. Si je les ai vus, c’est que, par ailleurs, dans le suivi, « ça n’avançait-pas » ! Ne devrait-on pas proposer à ces enfants un cadre « psy » sans attendre que « ça n’avance plus » ? Car ils en ont encore plus besoin que bien d’autres. La déficience intellectuelle peut-elle expliquer leur comportement ? Je réponds : « Non, absolument pas ». Quelle que soit l’importance de la déficience, il y a de multiples raisons pour que ces enfants soient angoissés, mais elles ne sont pas liées directement à la déficience. La déficience intellectuelle n’explique pas tout, loin de là. Nous l’oublions trop souvent.
Une fois ses angoisses levées, Willy a suivi tranquillement son bonhomme de chemin, il parle un peu, a un certain humour, fait des blagues qui le font beaucoup rire. C’est un enfant heureux qui fait des progrès. À 7 ans, Daphnée apprend à lire, à écrire le Français et l’Hébreu ! Elle a un tempérament étonnant, c’est heureusement une force de la nature, car elle n’est pas au bout de ses peines médicales.
Que voyaient ces deux enfants dans nos regards ? Autre chose que la déficience intellectuelle ? Je ne le crois pas. Qu’aurais-je peut-être pu voir dans leur regard qu’ils détournaient ? « Vous n’y comprenez rien ! ».
Ninon, Nathan, Zoé et d’autres
Voici ce qu’ils m’ont dit dans leur thérapie : « J’ai été malade, mais je n’étais pas méchant… ». Beaucoup d’entre eux ont jeté le bébé, l’ont frappé, l’ont mis à la poubelle, à la porte, etc.
Ninon perdait toujours le petit canard un peu cassé qui la représentait.
Zoé voulait renaître. À 8 ans, en fin de séance, je devais la porter dans mes bras, la mettre dans les bras de sa mère et lui dire qu’elle venait d’avoir un beau bébé, une jolie petite fille, sous entendu, sans trisomie !
Nathan lui, après une naissance prématurée, a longtemps inquiété son entourage aussi bien au plan intellectuel, que neurologique et psychique. Tout est rentré heureusement dans l’ordre. Il est revenu au centre pour un comportement difficile et très en retrait à l’école, peut-être aussi une grande inquiétude des parents, une blessure mal cicatrisée. Je l’ai vu 3 ou 4 fois avec son père et sa mère. Je n’avais pas fait partie de la première équipe constituée pour eux.
Je proposais de regarder tous ensemble l’album de photos de sa toute petite enfance et de raconter ensemble « l’histoire de quand Nathan était tout petit, très malade ». « Je n’étais pas méchant » avait-il dit.
Ses parents n’en menaient pas large, ils n’avaient jamais pu revoir ces photos. Je raconte donc. Une photo retient son attention. C’est une toute petite chose impressionnante dans une boîte de verre, il a des tubes de tous les côtés. Les deux parents pleurent, je commence à expliquer la machinerie. Nathan n’a pas l’air d’écouter, il est pourtant fasciné. Je poursuis. Il m’interrompt et me montre son zizi d’où sortait un long tuyau qui le prolongeait. J’explique le plus simplement possible, il m’interrompt très vite et s’exclame : « T’as vu comment je pissais ! » Première syllabe très accentuée ! Ah il était fier de son zizi, Nathan !
À ce moment, il voit que sa mère pleurait. Je raconte qu’il avait été emmené dans un hôpital, mais que sa mère était restée à la maternité.
« Ah, dit-il, tu pleures parce que tu n’avais pas ton bébé avec toi » ! Je n’ai plus revu ce petit garçon qui ne savait plus où était passé son zizi et qui venait de le retrouver.
Ninon a un syndrome X ou Y, Zoé, une trisomie, Nathan, rien du tout.
Tous ces enfants ont pourtant la même souffrance, ce sentiment de culpabilité, de ne pas être une bonne personne, d’être avant tout un handicap, un problème, un diagnostic, et non un petit garçon ou une petite fille. Ces sentiments grèvent bien sûr leur efficience intellectuelle, les empêchent de bien vivre et, plus gravement encore, empêchent leur structuration psychique. Quel que soit le quotient intellectuel, sans sécurité de base, sans avoir le sentiment d’être aimés, acceptés pour ce qu’ils sont, ces enfants sont malheureux de ce qu’ils devraient être, et qu’ils ne sont pas.
La culpabilité, le manque d’estime de soi ne constituent pas un bon étayage pour grandir. Tant qu’ils s’identifient à leur manque, ou se réduisent eux-mêmes à leur handicap, l’accès à leur inconscient peut être intrusif et susciter chez eux des angoisses insupportables.
Dans les psychothérapies, la plus grande partie de notre travail concerne principalement leur narcissisme. Narcissisme à soutenir, à étayer afin qu’ils découvrent qu’ils existent en tant que personne et non comme objet de soins, objet abîmé, objet de douleur, voire souffre-douleur. Par la suite seulement, l’accès à leur inconscient devient supportable pour eux.
Quand Victor dit : « Je vais jeter la trisomie par la fenêtre », il n’est plus cette terreur submergée par sa violence, ses pulsions auxquelles il ne comprend rien. Tant « qu’il était trisomie », il ne pouvait dire que putain. Aujourd’hui, il peut dire : « je ».
Fanou adorait le livre de « Léo », ce petit tigre qui se décide un jour à grandir, alors qu’il ne savait rien faire. Il peut dire à la fin du récit : « Moi aussi, je sais le faire ». Après des séances et des séances de lecture de Léo, alors que je questionnais à la cantonade sur les raisons qu’avait Léo de ne pas apprendre à dessiner, à manger proprement, à lire, à grandir, etc., j’entends enfin une petite voix, celle de Fanou qui me dit : « Il n’ose pas » ! Quelle émotion ! Pauvre petite chenille qui n’osait pas devenir un papillon ! Fanou a 7 ans, il est porteur d’un X fragile. Il pratique la politique de l’autruche, je ne veux pas savoir, rien ne doit bouger, surtout, pas de vagues. Avec une déficience intellectuelle certains enfants ne parlent pas, ou peuvent ne pas vouloir parler.
Souhila déjà grande est chez les moyens en maternelle. Naissance gémellaire prématurée difficile, déficience intellectuelle légère. Dans une réunion où je suis conviée, il me semble que Souhila montre des signes de grande angoisse de séparation. Pour des raisons pratiques, je ne peux intervenir que dans le cadre des séances avec l’éducatrice. Ce fut une première.
Souhila confortablement installée sur elle, les yeux fermés, les sourcils froncés, ne parle pas et menace de s’endormir. Dans la salle d’attente, je l’avais vue tomber d’un coup dans un profond sommeil, dans une position instable et y rester. C’était impressionnant. Je raconte l’histoire « de quand, en quittant quelqu’un on se quitte soit même, on se perd, on ne sait même plus commander dans son corps, on oublie qu’on sait commander son pied… », j’attends, elle bouge son pied droit, son pied gauche, j’énumère ainsi différentes parties du corps qu’elle anime aussitôt… jusqu’aux yeux qu’elle ouvre, elle saute alors à terre. Nous l’accompagnons à son rendez-vous suivant et accordons beaucoup de temps à notre séparation, et à ses retrouvailles avec sa kiné.
Souhila n’a vraisemblablement pas de déficience intellectuelle, mais un noyau autistique préoccupant. L’école confirme avec surprise son changement dans les deux mois qui ont suivi. Changement de regard sur cette enfant, orientation nouvelle de son suivi, nous ne pensions plus déficience intellectuelle. Quand je suis entrée dans l’équipe de Souhila, une réflexion avait déjà été menée, des faits intriguaient, ne concordaient pas vraiment. L’éducatrice, la kiné, le médecin s’interrogeaient beaucoup sur le comportement général de Souhila. Des manières de faire les intriguaient pourtant par leur qualité. Elles étaient perplexes.
Je ne dis pas qu’il faut remettre en cause la déficience. Je dis qu’il ne faut pas n’avoir qu’elle en tête. Tout le monde a le droit d’être anxieux, car l’angoisse fait partie de la vie psychique. En traitant l’état anxieux, on peut avoir des surprises heureuses. Ce n’est pas le trouble psychopathologique, ou la déficience que nous devons penser en présence de l’enfant, mais bien sa personne elle-même. Non un diagnostic, une personne. Comment cette petite personne fonctionne-t-elle ? Qui est-elle ? En dépit des difficultés intellectuelles, il faut qu’elle se structure psychiquement et, qu’avant tout, on respecte ce qu’elle est : une personne douée d’une affectivité, d’une intelligence, de compétences relationnelles et créatrices diverses et variées, et d’une déficience !
Je voudrais résumer ce que ces enfants nous apprennent à travers ces vignettes cliniques.
Victor : il me confirme dans l’idée qu’il faut parler des difficultés pour construire un cadre concret, significatif, espace psychique dans lequel les échanges intersubjectifs vont être porteurs de sens et favoriser l’émergence du « je » chez l’enfant qui peut alors s’approprier ce qui l’agit à son insu. L’espace-temps du transfert peut alors constituer la matrice de son propre espace psychique. Je me suis posée en sujet, engagée dans une tâche, mais aussi dans une relation affective et psychique, dans laquelle il a eu le droit d’imprimer sa parole et sa propre affectivité. On retrouve là Winnicott et Bion. Victor a pris acte de son handicap. C’est un début, un temps indispensable à toute progression psychique pour lui. Et pour le moment, il nous dit bien sûr, qu’il n’en veut pas de ce handicap. Il nous enseigne que pour parvenir à dire « je », il a besoin qu’impérativement nous lui disions « tu », « ton » rendez-vous, « ta » séance, « ton » papa, « ta » maman, etc.
Bref que nous sortions du « on » indéfini. Exemple, le célèbre, « on va travailler ». Il n’a certainement pas besoin que nous nommions son père et sa mère, papa, maman, comme s’il s’agissait des nôtres. Qu’en penses-tu ? Que sens-tu ? etc. Lui signifier à tous moments qu’il est sujet dans son corps, dans ses pensées, ses rêves, ses sentiments, ses plaisirs, ses difficultés. Tous les enfants ont besoin de sentir cette marge de liberté où le « je » peut se concevoir. Enfin, Victor et moi avons partagé beaucoup de plaisir à « négocier » la trisomie. Il était très content de venir à ses séances, et moi, contente de l’attendre.
Nathan, lui, nous dit l’importance que l’on doit accorder à la constitution de l’identité sexuelle de ces enfants. Malgré des soins parentaux de qualité, Zoé, Ninon et tous les autres, nous expriment à quel point la souffrance, la leur, celle bien compréhensible de leurs parents, est là et les atteint dans la constitution de leur narcissisme primaire.
Daphnée, Willy, Souhila, montrent l’impact que peut avoir la déficience intellectuelle sur chacun de nous dans les équipes. Lorsque, pour cette présentation, j’ai reparlé de Souhila avec l’éducatrice et la kinésithérapeute, nous nous sommes rendues compte que tous les éléments étaient réunis pour penser que cet enfant vivait des angoisses autistiques. La kiné l’avait pressenti, elle avait même noté dans son dossier une référence aux travaux de Geneviève Haag. Malgré cela, elles n’ont pu se dégager de la déficience pour pouvoir la reconsidérer et penser autrement. L’éducatrice a dit : « Nous étions engluées dans la déficience intellectuelle ». C’est à croire que lorsqu’on l’a trop en tête, il nous arrive de perdre nos moyens. Elle oblitère nos capacités de penser. C’est un risque pour nous tous, y compris pour les psy.
Willy, Daphné, Nathan, nous montrent qu’avec ou sans déficience, la souffrance psychique est la même, et s’exprime chez les tout petits de la même façon : anxiété dépressive, troubles du sommeil, de l’alimentation, apathie, colère, comportement auto ou hétéro agressifs, retrait, phobie, inhibition, rituels, etc. L’insuffisance intellectuelle rigidifie les mécanismes de défense et diminue encore la plasticité psychique. L’angoisse, l’anxiété, quant à elles, limitent leurs possibilités adaptatives. Aussi, la question de l’autonomie psychique, la constitution du moi-je, devraient s’affirmer comme notre préoccupation première sans laquelle, aucun apprentissage n’est possible. Là est notre travail d’équipe, là est l’affaire de chacun dans son domaine. La vie psychique, l’affectivité n’appartiennent pas au psy. Seule la part inconsciente de celle-ci est strictement de son ressort
Serge Boimare dans son excellent livre « L’enfant et la peur d’apprendre » paru chez Dunod, livre que je vous recommande, montre très bien comment la situation d’apprentissage elle-même génère des peurs perturbant l’organisation intellectuelle. Je le cite : « La confrontation avec la règle et l’autorité, la rencontre avec le doute et la solitude, inhérentes à la démarche pour apprendre et penser, réveillent alors une inquiétude trop profonde. Apprivoiser les peurs, leur donner une forme acceptable par la pensée afin qu’elle n’entraînent plus de rupture de la démarche intellectuelle, telle est la condition indispensable pour réconcilier ces enfants avec le savoir scolaire ». En ce qui nous concerne, je dirais le savoir tout court (pour commencer). Savoir de sa propre histoire, de celle de sa famille.
J’ajouterais : tant que ces enfants sont engagés dans une pensée magique, ils n’ont pas conscience de la nécessité du temps dans sa durée. Dans ces conditions, leur laisser du temps n’est pas nécessaire tant qu’ils n’acquièrent pas le sentiment qu’ils peuvent devenir maître de ce temps, le leur. Quand Victor est parti, il écrivait son nom. Jamais auparavant, il n’aurait voulu apprendre à le faire. Il n’en aurait pas eu le pouvoir. C’est toute la question du vouloir et du pouvoir, du pouvoir et du vouloir !
Avec le handicap, le clivage est vite là : le handicap/l’enfant. Si l’on se tourne d’abord du côté « handicap », on peut s’engager dans sa réparation, et peut-être trop rapidement dans les apprentissages. Le risque est d’oublier l’enfant en le soumettant trop tôt, trop longtemps à des activités parfois répétitives dans lesquelles l’initiative ne lui appartient pas. Sans initiative personnelle, la répétition ne fait pas expérience. Réparation et répétition ne peuvent que susciter régression ou révolte. Les quatre « Ré » : Réparation, Répétition = Régression, Révolte. Ou ennui. Un enfant qui s’ennuie n’apprend rien, nous le savons tous, surtout si apprendre est intellectuellement difficile pour lui. Pourquoi a-t-on tendance à en demander plus à un enfant qui a moins de moyens. Pourquoi ? Si ce n’est pour le réparer « en mettant les bouchées doubles ».
Si nous voulons rencontrer ces enfants qui se sentent si souvent incompris, mal jugés, exclus, ridicules, qui souffrent de blessures d’amour-propre, pour ne pas dire d’amour tout court, ces enfants qui perdent leurs moyens dans la crainte d’échouer, ces enfants qui en situation d’apprentissage, submergés par leurs émotions se réfugient alors dans la violence, la turbulence, le retrait, la dépression, ou bien encore se structurent sur un mode psychotique, si nous voulons comprendre ces enfants au plus près de ce qu’ils sont, de ce qu’ils disent si timidement, que pouvons nous mettre en œuvre ensemble ?
J’en arrive à l’approche institutionnelle que vous avez entendue en filigrane tout au long de mon propos. Dans une équipe, les émotions, la pensée, l’affectivité, les analyses, les intuitions, les observations, les représentations de tous sont d’égale importance, et indispensables si l’on veut s’ajuster et ajuster nos propositions au plus près des besoins de l’enfant.
Si nous avons chacun une tâche précise à accomplir, tâche pour laquelle la technique se doit d’être de qualité, nous avons aussi des fonctions communes avec les enfants, comme avec leurs parents. Observation, observation partagée, échanges et questionnements permanents, concertation, ajustement des objectifs des uns et des autres, participation à l’élaboration des ressentis et de leur sens pour l’enfant, etc. Cela exige de nous un apprentissage : parvenir à faire confiance dans les capacités de pensée des autres. Cela suppose que nous acceptions et que nous nous autorisions aussi à penser en dehors de nos domaines de compétences techniques. Le champ de la relation concerne tous les membres de l’équipe. Nous tous, chacun de nous, constituons un miroir grâce auquel l’enfant va se constituer en sujet. Dans une équipe, les pensées des autres nous ouvrent des horizons, nous « nourrissent », enrichissent la représentation que nous avons de l’enfant, image vivante, miroir soutenant, dont il a tellement besoin.
Mais pour cela, il faut s’engager affectivement dans la relation. L’enfant a besoin de trouver des sujets en face de lui, sujet qu’il pourra à sa façon, à son heure, à son choix questionner, interpeller, et oui, disons-le, aimer. Dans une équipe, chaque professionnel a besoin de tous les autres pour parler, réfléchir, penser, mais aussi pour être soutenu, protégé et parfois limité. Nous reconnaissons au passage le concept contenant-contenu de Bion. Nous ne pouvons pas nous limiter à nos plates-bandes. Nous ne pouvons pas parler d’une personne uniquement en termes de motricité ou de psychisme, ou de réalisations. La structuration psychique, la personnalité se constituent dans la relation à soi-même et à l’autre. C’est ce que Françoise Dolto nous dit dans « L’image inconsciente du corps ». C’est ce que nous enseigne Geneviève Haag. La dynamique du processus thérapeutique se nourrit tout autant de notre engagement que de nos savoirs et peut-être parfois plus : de notre savoir être.
Nous disons toujours qu’il faut laisser du temps à ces enfants, qu’il faut respecter leur rythme. Personne ne dira le contraire. Alors une dernière question : pourquoi ne le faisons-nous pas ?
J’avance deux hypothèses :
- la première, nous ne supportons pas de voir un enfant handicapé, le démon de la réparation rôde en permanence en nous ;
- la seconde est plus subtile. Cette situation d’apprentissage, cette lenteur inefficace, nous renvoient à nos difficultés intellectuelles que j’évoquais au début. Moments, où nous perdons nos moyens, moments où submergés par l’émotion, la peur de nous tromper, de décevoir, nous ne pouvons plus réfléchir, nous ne comprenons plus rien. Moments de peur, peur de l’adulte, de l’autorité en face d’un parent, envahis que nous sommes par la perception de son impatience, de son énervement, de sa colère.
Je formule l’hypothèse que notre impatience face à l’enfant en difficulté intellectuelle, vient de l’identification à cet adulte impatient que nous agacions et que nous revivons dans une relation inversée avec l’enfant. Identification à l’agresseur comme l’a décrite Ferenczi. Nous reproduisons la violence qui nous a été faite et persiste en nous.
Je conclus.
Approche psychothérapeutique, trois mots : restauration narcissique, intersubjectivité, narrativité.
Approche institutionnelle, quatre mots : partage, échanges, engagement personnel, élaboration.
Et, en guise de fin, un garde fou : face à ces enfants atteints d’une déficience intellectuelle, veillons à ne pas nous comporter comme des débiles affectifs.